Tel Aviv, le Bauhaus en héritage

Avec ses 4 000 bâtiments de style international, Tel Aviv offre un condensé du mouvement moderne tel qu’il s’est développé en Europe au début du XXe siècle. Avec à la clé de fascinants jeux d’ombre et de lumière.

A sa naissance, en 1909, Tel Aviv n’est qu’un désert de dunes blanches au bord de la Méditerranée. Un faubourg de Jaffa, l’un des plus anciens ports du monde. Une ville à inventer. Les premières parcelles de terrain sont attribuées par tirage au sort à 300 personnes. La population fait ensuite un bond fulgurant, passant de 2 000 habitants en 1920 à 34 000 en 1925, notamment grâce à la déclaration Balfour de 1917 qui envisage la création d’un foyer national juif en Palestine (alors sous mandat britannique). Le premier langage architectural de Tel Aviv se révèle : c’est le bien-nommé style éclectique qui mêle indifféremment dômes byzantins, colonnes romaines, arches mauresques et même pagodes chinoises. Afin de maîtriser l’essor fulgurant de sa ville, le premier maire, Meïr Dizengoff, fait appel à l’urbaniste écossais Patrick Geddes qui dévoile en 1925 un plan inspiré des cités-jardins, très visionnaire par sa capacité d’adaptation aux changements culturels, politiques ou climatiques. Geddes dessine des artères centrales dédiées à la circulation et une suite d’ilots résidentiels plus calmes et organisés comme un kibboutz urbain. Il limite la hauteur des bâtiments (entre trois et cinq étages), l’occupation des sols par du bâti (entre 33 et 50 % de la superficie) et imagine des terrains alignés selon une cadence très régulière, ouverts sur la rue et entourés d’une verdure abondante, source de fraîcheur. « Il ne raisonnait pas en termes de forme de ville, mais de logique de ville et pensait que la communauté pouvait transformer ses idées, explique Jeremy Hoffman, directeur du département conservation de la municipalité de Tel-Aviv. Sa philosophie n’était pas non plus purement esthétique, mais beaucoup plus approfondie, avec la recherche d’une qualité de vie liée à la nature, la lumière, l’aération ».

En 1925, la crise économique mondiale frappe la Palestine et la construction s’arrête net pendant quatre ans pour repartir de plus belle en 1929. Un nouveau « building boom » commence lorsque des dizaines de milliers de juifs, essentiellement issus de la haute bourgeoisie et des milieux intellectuels, quittent l’Europe et la montée de l’antisémitisme pour s’installer en Terre Sainte. Plutôt que Jerusalem, ils préfèrent Tel Aviv qu’ils considèrent comme plus moderne, plus dynamique. « Tel Aviv signifie « la colline du printemps » en hébreu, rappelle Micha Gross, cofondateur et directeur du Bauhaus Center : cela illustre bien la force spirituelle de la ville, animée par un esprit jeune, libre, de pionnier, où il peut toujours se passer quelque chose de nouveau. » Des dizaines de jeunes architectes formés un peu partout en Europe dans les écoles (notamment celle du Bauhaus) ou auprès des plus grands architectes de l’époque (Le Corbusier, Erich Mendelsohn…) reviennent, eux aussi. La demande immobilière est forte, le territoire est presque vierge et les plans sont prêts. Tel Aviv se transforme à partir de 1930 en un spectaculaire chantier.


Même s’ils viennent d’horizons différents, ces architectes partagent les idéaux sociaux du sionisme et les mêmes priorités architecturales : la simplicité des lignes et la fonctionnalité. La plupart travaillent chacun de leur côté, mais une dizaine se regroupent au sein du très influent Houg, (« cercle » en hébreu) : parmi eux, Arieh Sharon, Joseph Neufeld, Carl Rubin, Dov Karmi, Sam Barkaï, Ze’ev Rechter… Ensemble, ils réfléchissent à un ensemble urbain inédit, cohérent, moderne, et au-delà de cela, à un vrai projet de société commun. « Ils parlaient des idées du modernisme et de son adaptation au contexte local, de la manière dont ils pouvaient créer une langue architecturale », souligne Jeremy Hoffman. C’est ainsi qu’est né le style international. Il perdurera jusqu’à la fin des années 1940, avant de céder la place au brutalisme et au modernisme d’après-guerre.


4 000 bâtiments de style international (ou moderniste) ont été recensés à Tel Aviv (5 000 avec ceux de Jaffa). La moitié ont été classés en 2003 au patrimoine mondial de l’Unesco et 190 sont considérés comme de véritables chefs d’œuvre, sur lesquels aucune modification n’est possible. La grande majorité se concentre dans trois quartiers, Dizengoff, Rotschild et Bialik, qui constituent ce qu’il est coutume d’appeler « la Ville Blanche ». Même si dans les faits, Tel Aviv est souvent désignée par extension comme « la première ville Bauhaus du monde », Nitza Metzger Szmuk, qui a créé et dirigé le département conservation de la municipalité, mais aussi écrit et présenté le dossier de demande de classement à l’Unesco, tient à la vérité historique : « Tel Aviv a été influencée par le modernisme européen et pas seulement par l’école du Bauhaus. Elle doit son caractère unique au fait qu’elle représente toutes les tendances architecturales européennes de l’époque. » Son successeur, Jeremy Hoffman, est plus pragmatique : « on ne peut pas trouver deux bâtiments qui se ressemblent, c’est vrai, mais le terme Bauhaus est devenu si populaire qu’il est resté. »


A Tel Aviv, « la machine à habiter » chère au Corbusier reprend à son compte les principes majeurs du mouvement moderne, mais en favorisant la végétation dense et la circulation de l’air pour rafraichir l’atmosphère et en protégeant ses habitants du soleil et de la forte luminosité. A première vue, elle ressemble à un cube avec une façade plane percée de petites ouvertures et de balcons en bande, en saillie ou en retrait, qui viennent renforcer le jeu des volumes pleins et creux. Une « robe » prolonge parfois le bas de leur balustrade, créant de l’ombre à l’étage inférieur. Certains balcons possèdent des séries de trous ou une fente sur toute leur longueur pour laisser filtrer la brise marine venue de l’Ouest. La seule fantaisie sur la façade vient de la rangée verticale de fenêtres qui suit la cage d’escalier sur toute sa hauteur. Surnommée « le thermomètre » en raison de sa forme qui revêt des aspects esthétiques très différents d’un immeuble à un autre, elle crée un courant d’air et une source de lumière. Dans les entrées et les parties communes, les boîtes aux lettres en bois, les carreaux de céramique et de verre biseauté, les rampes d’escalier, les fontaines et petits bassins… et même les systèmes de chauffage central sont souvent d’origine et ont été rapportés d’Allemagne par les familles juives. Le parti nazi leur interdisait en effet de partir avec leur argent, mais les autorisait à transformer les deux tiers de leur fortune en biens matériels. Les architectes ont ainsi dû intégrer ces éléments dans chacun de leurs projets.


Le style international est très marqué par l’influence du Corbusier. On reconnaît les fenêtres en bande qui éclairent les pièces de manière homogène. Les pilotis libèrent un espace fluide en rez-de-chaussée pour un jardin ou un parking. Ils créent une transparence visuelle et une ventilation sous le bâtiment, tout en l’isolant de la rue. Le toit-terrasse est conçu comme un espace de convivialité et de festivités, avec parfois une pergola, un treillis de poutres et souvent, une buanderie. « Au moment où Geddes a conçu son plan pour Tel Aviv, en 1925-1927, c’était le début du béton armé en France, rappelle Jeremy Hoffman. Cette technologie était aussi révolutionnaire à l’époque que le téléphone aujourd’hui. Elle permettait tout à coup d’imaginer de nouvelles formes. » Résultat : les coins d’immeuble sont en angles droits, d’autres en courbes, quelques-uns s’inspirent d’une proue de navire. Et les balcons tout aussi bien arrondis (marque de fabrique d’Erich Mendelsohn), que carrés ou rectangulaires, donnant parfois l’impression d’être devant une commode géante avec les tiroirs ouverts.


Bien que protégé depuis 2003, ce bâti presque centenaire s’est beaucoup dégradé au fil du temps et a bien besoin d’être remis à neuf. A défaut de subventions de l’Etat ou de l’Unesco, une alternative originale a été trouvée : les promoteurs immobiliers créent un ou deux étages supplémentaires sur le toit et en échange, ils doivent financer la rénovation de tout l’immeuble, sans le dénaturer. Depuis l’adoption par la ville d’un plan de conservation, en 2008, 400 extensions de ce type ont déjà été réalisées et environ 130 sont en cours. Pour tous les autres bâtiments, la détérioration se poursuit, inéluctablement. Une course contre la montre est engagée pour préserver la Ville blanche.

Les trucs en plus… et en moins
Le + : aborder Tel Aviv par le prisme du Bauhaus, voilà sans doute la meilleure des idées pour comprendre cette ville unique.
Le – : impossible de découvrir par soi-même le patrimoine Bauhaus, son langage et ses codes. Il est indispensable de s’inscrire à une visite guidée (celle organisée par le Bauhaus Center par exemple).

www.tourisme.otisrael.com
www.visit-tel-aviv.com/fr

Photos : Dana Friedlander/IMOT, Céline Baussay

Article reformaté pour le web – Parution initiale dans le magazine IDEAT, 2016.